Mariage

Le soleil brille, c’est une belle journée de fête de la communauté. En ce dimanche de l’année 1789 les plus petits reçoivent pour la première fois la sainte communion.
Ferdinand Werra, quoique pas particulièrement attaché au culte, apprécie l’ambiance solennelle de l’église, d’autant plus que son filleul Titus fait partie des jeunes communiants. La musique de l’orgue, les nombreux cierges, les beaux habits des prêtres, la nef embellie par des fleurs blanches, tout exprime la solennité, de la puissance. Ferdinand, hobereau appauvri qui veut retourner au pouvoir, laisse ses pensées vagabonder: «Les familles de premier plan et l’église dirigent le pays. Dommage que notre branche soit en train perdre son influence. Une grande tâche m’attend. Rétablir la position dominante de notre clan, telle qu’elle existait au moyen-âge sous Johannes le Magnifique.»
L’odeur légèrement piquante de l’encens réveille Ferdinand Werra de ses rêveries. Son regard glisse d’abord sur les images et les statues des saints de l’autel latéral, puis sur le maître-autel avec le saint protecteur Jean-Baptiste et enfin sur l’autel de la madone du côté gauche de la nef. C’est là que les jeunes filles sont agenouillées, habillées en blanc, accompagnées de leurs mères et sœurs. En continuant le long de la file de femmes endimanchées, son regard tombe sur mademoiselle Stockalper, la fille cadette de Kaspar Jost Stockalper, l’homme le plus puissant et le plus riche du Haut-Valais. Il ne la connaissait que superficiellement, l’ayant aperçu occasionnellement dans les vignes. «La jeune baronne de Brigue serait la partie idéale. Une relation étroite avec la famille influente Stockalper me conviendrait parfaitement. Il faut que je m’approche de cette demoiselle au plus vite.»
Entretemps l’église s’était vidée. Sur le parvis s’attardaient les jeunes filles tout en blanc, le cierge de la première communion à la main. Les garçons, pas moins élégants, ne se sentaient pas très à l’aise dans leurs habits inhabituels. Parmi eux, son filleul Titus. Ferdinand le rejoignit, lui serra la main en lui disant «Te voilà un membre à part entière de la communauté. Désormais tu peux communier tous les jours si tu veux et montrer que tu es un bon chrétien.»
Tout en parlant il chercha Margaretha des yeux. Il la repéra parmi les parents et parrains, l’approcha discrètement mais avec détermination, la salua et présenta ses compliments. Elle se trouvait là en tant que marraine de la fille du maître de chais de la famille Stockalper, apprit-il.
«Comme vous séjournez pendant quelques jours à Salquenen, j’aimerais bien passer quelques heures avec vous» ajouta-t-il. A sa surprise, elle accueillit sa tentative d’approchement par un hochement de tête franc, accompagné par un charmant rosissement du visage. En fait, les pensées de la fille se bousculaient dans sa tête: une relation avec les Werra pourrait m’éviter le couvent, cette prison qui me menace; ma sœur est déjà enfermée à Kaufbeuren dans l’ordre de Sainte Crescence. Non! Jamais je ne supporterais cette réclusion! Ce Ferdinand n’est certes pas riche, mais il représente la liberté.
Chez la famille Glenz qui l’avait accueillie, Margaretha venait de mettre sa filleule Geneviève au lit quand elle croisa le chemin de la maitresse de maison, Roswitha, l’ancienne cuisinière des Stockalper.
«Gritli, tu as une mine éclatante, tes yeux brillent autant que les cierges sur l’autel ce matin. Es-tu amoureuse?»
Margaretha rougit à nouveau.
«J’ai remarqué ce matin le jeune monsieur Werra qui te faisait ses compliments devant l’église. Ce serait un mari conforme à ton rang. En plus il présente bien et a l’air charmant.»
«Rosie, tu parles comme une vieille entremetteuse, mais j’avoue qu’il me plairait bien.»
«Allez, nous l’inviterons à prendre le thé demain. Ainsi tu pourras mieux le connaître.»
Lundi, à l’heure du thé, Ferdinand Werra se présenta ponctuellement chez les Glenz. Roswitha avait tout arrangé, servi du thé, café et gâteaux au salon puis s’était retirée discrètement. Il entama la conversation, tout chevalier galant, et apprit que la fille cadette de Kaspar Jost Stockalper ne se sentait pas à l’aise dans le ménage d’hommes à Brigue. «Ce n’est pas une vie pour moi!»
Etonné, il écouta Margaretha. Impossible d’arrêter son flot de paroles.
«Ils veulent m’expédier au couvent. Ils veulent consolider leur pouvoir, et des mariages dans la ligne féminine ne leur servent à rien. Cela réduirait aussi bien les moyens financiers que le pouvoir. Mais moi, je veux me marier. Avoir des enfants. Vivre librement dans une famille unie. Je veux sortir de ce cachot!
Ferdinand fut aussi décidé que Margaretha à se lier par le mariage. Il déclara «Margaretha, je te soutiendrai dans ce but. Marions nous. Surmontons les obstacles». En effet, pour les raisons financières et de pouvoir, le régime masculin de Brigue n’admettrait jamais une telle union. Il fallait donc se marier en secret camera cariatis. Or, le mariage devait se conclure à l’église par un prêtre, publié précédemment par trois annonces du haut de la chaire. Cet obstacle ne pouvait être surmonté que par une dispense du Saint siège accordée par le nonce apostolique à Lucerne.
Lorsque les amoureux se rencontrèrent le jeudi suivant, Ferdinand se déclara formellement, à genoux devant sa promise. «Ma chérie, tu es la femme de ma vie. Je veux t’épouser. Je te promets fidélité jusqu’à la mort.»
Il scella ces fiançailles par un baiser long et intime. Et promit de se procurer la dispense rapidement.
Le soleil se cachait derrière le Glishorn. Kaspar Eugen Stockalper, le frère de Margaretha, revenait d’un contrôle des derniers muletiers. Ils avaient amené du vin d’Italie. Il faisait frais et la pluie menaçait. Des nuages épais s’accumulaient au-dessus du village. Le docteur Zenhäusern, médecin de la famille, sortait par la porte.
«Le père ne va pas bien, mon cher Eugen. Il est affaibli et tousse beaucoup. Il doit vraiment se ménager. Pas de travail, pas de jeux de cartes et surtout pas d’échecs. Veillez à ce qu’il prenne sa tisane. Trois fois par jour trois tasses. J’ai instruit la cuisinière en conséquence. Je vous salue, à demain» dit-il et s’éloigna en descendant le chemin.
«Comme s’il ne savait pas que mon père ne faisait qu’à sa tête. Je ne me laisse pas commander par ce charlatan. Et je devrais veiller à ce que tout aille bien?» Tout à ces pensées, il vit le vicaire de Glis qui s’approchait depuis la Wegenerplatz. Ses gesticulations promettaient de mauvaises nouvelles.
A peine Eugen salué, l’abbé se lançait: «Il faut que je parle au baron. Il y a urgence. L’honneur de votre famille est en danger.»
Eugen ne pouvant pas empêcher le prêtre d’approcher le chef du clan, ils se trouvaient à trois dans son bureau: Kaspar Jost, Eugen et le vicaire. Le valet Rufus avait servi du vin et de l’eau.
«Si le clergé se dérange pour venir à nous, c’est qu’il a besoin d’argent ou apporte de mauvaises nouvelles».
«Hélas, votre grâce, il s’agit du deuxième cas. Margaretha veut épouser Ferdinand Werra en secret!»
D’abord du silence, puis une quinte de toux semblable au rugissement d’un lion et enfin une seule phrase: «Non, en aucun cas!»
Il fallait quelques gorgées de vin non dilué pour calmer les esprits. Finalement le vicaire pouvait fournir les détails. «Hier, après déjeuner, Ferdinand s’est présenté au presbytère et demandait à parler au curé. Lui annonça qu’il souhaitait épouser la fille cadette Stockalper en secret. Il était en possession d’une dispense dûment signée par le nonce apostolique.»
Tout le monde se rendait compte de la précarité et l’embarras créés par la situation. Il y avait grande urgence. Le vieux baron ayant retrouvé son calme, il remercia le prêtre et le congédia fort civilement. On sonna le valet: «Rufus, qu’il réunisse immédiatement tous mes fils pour un conseil de famille de grande importance. Qu’il apporte suffisamment de vin et d’eau. Nous en aurons besoin.»
Peu de temps après, l’odeur du tabac à pipe de Balthasar annonça son arrivée. Il passa la poignée de la porte à son frère ainé Caspar Joseph, lui-même suivi par Hildebrand, le cadet de la famille et d’Ignace Bonaventura. Les cinq fils de Caspar Jost furent donc réunis avec leur père. Un tel rassemblement n’était pas courant dans la famille. Mais quand il eut lieu, c’était pour une raison plus que pertinente. On veillait donc à ne pas agacer le patriarche qui présidait la séance comme un rapport d’état-major. Aujourd’hui la nervosité était palpable. La situation fut brièvement résumée, puis tout le monde parlait en même temps.
«Ce gagne-petit ne s’intéresse uniquement à la dot! «
«Une telle union affaiblirait sensiblement notre position dominante dans le Haut-Valais»
«Sans parler de la saignée financière»
«La place de la petite est au couvent. Tout comme celle de sa sœur Crescentia»
«Ce Werra ne cherche qu’à retaper son petit château délabré d’Agarn avec la dot. Il est évident qu’il veut rétablir son pouvoir.»

Lorsque le flot de protestations commençait à s’épuiser, le baron prit la parole: «Un mariage avec la famille Werra est exclu, qu’il soit secret ou officiel. Il nuirait à la réputation de notre famille. Il est de notre devoir de renforcer la position dominante des Stockalper. Dans ce but nous ne pouvons pas tolérer une union par la ligne féminine, fût-elle de notre rang. De plus, un mariage camera caritatis est un acte fourbe et déloyal. Cette cabale sera tuée dans l’œuf et enterrée. J’arrête donc les dispositions suivantes: toi Hildebrand, étant le frère préféré de Gritli, tu sauras la convaincre de son devoir vis-à-vis de la famille et d’aller au couvent. Bonaventura, tu as l’autorité nécessaire pour parler à Ferdinand. Nous devons être prudents. Les Werra ne sont pas dépourvus d’influence. Je veux éviter tout conflit ouvert avec eux. Informe ce Ferdinand qu’il ne peut pas être question d’amour. Dis-lui que Gritli veut aller au couvent. Qu’il arrête de lui faire la cour. Enfin toi, Eugen tu supervises toute l’opération. Le moment venu tu m’informeras de la résolution définitive de ce problème.»
Là-dessus le vieux malade se tassa dans sa chaise. Une quinte de toux résonna dans la maison. Il lui fallut du vin aux herbes en quantité pour le remettre d’aplomb.
Hildebrand se mettait tout de suite à la recherche de sa sœur. «Comment vais-je pouvoir la convaincre?» se demanda-t-il. Le passage de Ludmilla, la femme de chambre de Margaretha, l’arracha de ses pensées sombres. «Ludmilla, sais-tu où je pourrais trouver ma sœur?»
«Elle est à la chapelle du château, Monsieur, depuis quelque temps.»
Elle avait pris l’habitude depuis quelques mois de se retirer dans la chapelle. Il y régnait un silence propice à la méditation. Une lettre de Ferdinand venait de lui parvenir par le cheminement secret via Roswitha et Ludmilla, un message contenant une bonne nouvelle qu’elle avait lu et relu. Dans quatre jours, à onze heures du soir elle devait le rejoindre chez le grand-père de sa filleule Geneviève. Séverin Glenz, le père du maître de chais, possédait une petite maison à Glis, juste derrière la Saltina sur la route de Viège.
Elle ressentait à la fois de la joie et de la tristesse. L’idée d’être libérée de sa cage dorée donnait des ailes à ses pensées. Tourner enfin le dos à ce ménage d’hommes. Etre enfin une femme libre. Avoir enfin sa propre famille et des enfants dans un environnement digne de son rang. Par contre elle se sentait triste, effrayée même, en réalisant combien son père sera blessé par ce mariage secret.
La porte de la chapelle s’ouvrit en grinçant. Elle plia rapidement la lettre et la glissa dans son bréviaire. Hildebrand la rejoignit tout près sur le banc d’église:
«D’abord un avertissement, papa est furieux.»
«Qu’est-ce-que vous avez encore fait comme bêtise?»
réagit sa sœur, sachant par l’expérience que les grosses colères du père étaient généralement provoquées par les méfaits de ses frères.
«Cette fois-ci, chère petite sœur, c’est toi la cause de sa fureur. Ton mariage avec le jeune hobereau Werra, ce secret si bien gardé, est dévoilé!”
«Comment l’avez-vous appris?»
«Le vicaire est venu et a tout rapporté.»
Hildebrand ne lui laissait pas le temps de poser des questions, sachant qu’il avait à faire à une vraie descendante des Stockalper. Une dame qui savait très bien ce qu’elle voulait, capable d’imposer ses volontés. Ni les arguments politiques ni la protection des richesses et surtout pas le maintien de la puissance dans le Haut-Valais la persuaderaient d’abandonner ses intentions.
«Je peux comprendre ton envie de liberté. Mais tu as la malchance d’être une femme. Tu dois donc obédience absolue à ton père. Et lui, il veut que tu suive ta sœur au couvent.»
Margaretha était désespérée. La fille cadette de Kaspar Jost, inconsolable, pleurait à chaudes larmes.
Après le petit déjeuner, Bonaventura fit seller son étalon noir préféré. Allant bon train, il jouit de la chevauchée plaisante le long du Rhône. L’air frais, l’allure fringante de sa monture et le paysage plaisant le mirent de bonne humeur et le firent oublier la tâche pénible qui l’attendait. Vers midi il atteignait la Souste de Loèche. La traversée de la forêt de Finges n’étant pas recommandée, il passa par le pont couvert vers Loèche-ville et y descendit à l’auberge de la poste.
A l’heure du thé, Bonaventura se présenta chez Ferdinand. Ce dernier s’étonna qu’un membre éminent de famille Stockalper lui rende visite. Installés dans le salon de la maison Balet – un des nombreux logements des Werra à Salquenen et Loèche – Bonaventura attaqua son sujet avec diplomatie. Il annonça d’abord qu’on connaissait désormais à Brigue ses intentions secrètes.
«Nous n’aurions rien contre une union entre nos deux familles par le truchement de ma petite sœur. Mais la jeune dame veut absolument se retirer au couvent. Elle m’a prié de vous demander de cesser de la courtiser. Elle est résolument décidée de prendre le voile. Par une correspondance régulière avec sa sœur elle se prépare à sa vie future dans la chasteté, la pauvreté et l’obédience.
Ferdinand était atterré. Ce qu’il venait d’entendre était diamétralement opposé à ce qu’il avait convenu avec Margaretha.
Bonaventura lui donna une tape amicale sur l’épaule et prit congé en disant jovialement «Allons, courage! Il y a encore plein de demoiselles de votre rang dans le pays. Regardez autour de vous et profitez de votre jeunesse. Dieu vous aidera.»
Ferdinand ne comprit plus le monde. Ou ne comprenait-il pas les femmes? Il avait besoin de parler, se confier à un ami fidèle et bienveillant. Depuis la mort de ses parents, ce rôle revenait désormais au chanoine Marius Margelisch de Sierre.
Ferdinand était déçu, vexé, contrit. Dans cet état il monta sur son cheval et se dirigea vers Sierre. Son ami Marius Margelisch l’accueillit avec une remarque peu flatteuse: «Tu es bien pâle mon ami. Tes lèvres sont serrées, ton front plein de rides. Es-tu malade?»
«Non, mais mon cœur est brisé. Margaretha ne veut plus me voir. Elle veut aller au couvent!»
«Qui est désigné par le Seigneur doit suivre son appel. Elle priera pour toi.»
«Je ne peux pas croire que ce soit la vérité. Je suis désespéré. Vous, monsieur Marius, m’avez procuré la dispense. J’avais tout organisé. Et voilà ce Bonaventura Stockalper qui m’annonce que Gritli ne m’aime pas et veuille prendre le voile. Mais qu’est-ce-que je vais faire?»
«Vas chez ton oncle à Vienne. Inscris-toi à l’université. Fais des études. Le temps guérit toutes les blessures.»
Trois semaines plus tard, Ferdinand arriva dans la ville impériale. Il s’installa chez son grand-oncle Joseph Alexis Julier de Badenthal dans son hôtel particulier Tabor. A l’université il se consacra aux études de droit.
Cinq ans plus tard il retourna dans le Valais comme juriste. Et y obtint, après les examens, la licence de notaire.

Sous un ciel sans nuages le soleil brillait de ses dernières forces. Raymond Oggier et Ferdinand chevauchaient de Salquenen à St.Léonard aux vendanges. Ils bavardaient à bâtons rompus.
«Mes sincères félicitations pour l’examen réussi, monsieur le notaire» disait le maître de chais avec un sourire en coin. «Désormais vous avez un bon métier. Il ne vous manque plus que la femme idoine pour compléter votre bonheur».
«Je connais bien une personne qui me conviendrait, mais elle ne veut pas de moi. Imagine donc qu’elle veut aller au couvent!»
Arrivés au vignoble, ils attachèrent les chevaux à l’ombre des cerisiers sauvages. Pendant que le maître de chais pontifiait sur le bon rouge et le blanc faible, le regard de Ferdinand embrassait le panorama vers le sud. Depuis les mayens face à Sierre avec les résidences d’été des grandes familles, vers la vallée du Rhône et enfin sur le vignoble des Stockalper. Là se figea son regard. Margaretha cueillait les raisins avec d’autres femmes et des servantes.
A travers le labyrinthe des vignes il s’approcha d’elle.
«Margaretha, quel plaisir de te revoir. Comment vas-tu?»
«Ah, le chevalier Ferdinand daigne se montrer»
répondit-elle d’un air pincé. Sans le regarder elle continuait de travailler.
«Que se passe-t-il, Gritli? Pourquoi si peu aimable?»
«Ne connaîtrais-tu pas la raison? Tu m’as laissé tomber! Tu m’as quitté sans la moindre explication!»
«Ma chère Margaretha, je t’aime toujours. Ton frère Bonaventura m’avait dit que tu ne voulais plus me voir. Que tu préférais te retirer au couvent. Viens avec moi au bord du Rhône. J’ai une corbeille de mets et une bouteille de vin. Pendant le déjeuner nous allons clarifier ces malentendus.
De retour dans le vignoble vers les deux heures, ils rayonnaient d’un bonheur retrouvé. Plus question de couvent. Ils voulaient enfin se marier.

Ayant à nouveau besoin d’une dispense de publication, Ferdinand se mit en selle pour aller voir le chanoine Margelisch.
«Mon cher révérend, j’ai rencontré Margaretha. Elle m’aime toujours. Les frères Stockalper ont fomenté une affreuse cabale. Nous voulons nous marier. Je l’aime! Ainsi je retrouverai le pouvoir qui me revient! Ce mariage va me procurer les moyens pour alléger la situation financière précaire de ma famille! Si cela ne se fait pas, je suis obligé de m’engager aux services militaires étrangers comme beaucoup de mes ancêtres. Je déteste ce métier belliqueux. Je préfère rester en vie plutôt que mourir comme héros sur le champ d’honneur! Je vous prie de me procurer à nouveau une dispense.”
«Ferdinand, je me réjouis de la renaissance de votre amour. Mais il m’est impossible de demander une deuxième audience à Lucerne pour un même cas. Tu devras trouver quelqu’un d’autre. Laisse moi réfléchir. Il y aurait Antoine Augustini, un comploteur et intrigant plein de ruses. Il a un vieux compte à régler avec les Stockalper. Suite à la mort du gouverneur Wegener en 1792 le poste de capitaine de dizain de Brigue se libéra et Augustini le brigua. Les Stockalper tentèrent d’empêcher ce choix par des intrigues politiques, d’achats de voix et des provocations publiques. Il y eut des bagarres suivies d’escarmouches armées et même des menaces de mort envers la femme d’Augustini. Après presque deux ans de litiges, le combat fut perdu par Augustini. Il n’était pas élu. Obligé de s’enfuir, escorté et à la faveur de la nuit, il s’installa à Loèche où il cherche encore à se venger.»
«Mon cher monsieur Werra, l’entreprise que vous planifiez comporte des risques» disait Augustini à Loèche. «Mais je veux bien vous aider, à la condition que vous suiviez mes instructions au plus près.»
«Ce sera fait avec plaisir, Monseigneur, je suis votre serviteur!»
«J’irai chercher la dispense à Lucerne. Puis nous trouverons un prêtre. Le mariage se fera dans la maison de ma mère à Brigue. Nous y amènerons la demoiselle. Le prêtre donnera sa bénédiction, vous consommerez le mariage aussitôt et vous serez mari et femme.»

En avril de l’année suivante la dispense arriva. Limitée à trente jours, il y avait urgence. Une raison de passer aux actes sans tarder. Le curé de Loèche se défit de sa soutane et, déguisé en civil, se rendit à Brigue, accompagné d’Augustini, Werra, le notaire Bircher et deux témoins. Prévenue par la fidèle servante Ludmilla, Margaretha les rejoignit en même temps.
«Ma chérie, quel plaisir de te revoir. Enfin réunis, dans deux heures nous serons mariés.»
«Crois-moi, mon Ferdinand, je t’aime de tout mon cœur! Mais papa est à l’article de la mort. S’il apprend ce que nous avons fait, il mourra sur le champ. Je serais sa meurtrière.» Dit-elle et disparut.
Tout le monde fut consterné, sans voix, puis désemparé. Ils débattirent à tort et à travers. Fidèle à sa réputation, Augustini prit les choses en main.
«Messieurs, je me suis démené. A moitié malade, je me suis déplacé à Lucerne. J’ai obtenu la dispense. Elle arrive à son terme dans neuf jours. Je n’ai pas fait tout ça pour rien. Il faut prendre un nouveau départ. Je vais m’en occuper. Nous nous retrouverons ici dans quatre jours. Sortez le grand jeu, Werra. Ce mariage doit se faire! Si non, vous finirez dans un régiment français, fut-ce comme capitaine.»
Effectivement, on se retrouva. La future mariée hésita encore. Ferdinand se mit à genoux, embrassa les mains de sa bien-aimée. Lui jura fidélité éternelle.
«Je t’aime. Je veux t’épouser. Passons devant le curé.»
Margaretha hésita toujours. Alors Ferdinand changea de registre: «Gritli, c’est maintenant ou jamais! Tu ne peux pas me compromettre de cette façon. J’ai tout fait pour nous unir secrètement. Ne comptant ni le temps ni l’argent dépensé. Maintenant il faut que ça se fasse!»
Et, ô surprise, elle fut d’accord. Dignement, le prêtre exerça sa fonction et bénit le mariage. Le couple se retira dans la pièce voisine. Peu de temps après, Ferdinand réapparût, le contrat de mariage signé à la main. Le notaire l’authentifia et les témoins le certifièrent.
«Pour couper l’herbe sous le pied à toute tentative d’annulation de cette union, il n’y a qu’un moyen efficace» dit Augustini sagement, «il faut consommer le mariage sans tarder». Il ordonna donc à Ferdinand de se retirer à nouveau dans la chambre séparée et de s’unir à son épouse aussi physiquement.
Le reste de la compagnie s’installa autour de la table de la cuisine. Elle buvait à la santé des mariés. Cette fois-ci l’attente dura plus longtemps. Enfin, le couple réapparut, rayonnant de bonheur. On fêta le mariage.

Le vieux baron Stockalper mourut sans avoir appris le mariage clandestin de sa fille. Quelques jours après ses funérailles le coup devint public. Ferdinand avait informé le fils Kaspar Eugen Stockalper, le nouveau chef de clan, de l’alliance entre les deux familles.
Toute la vallée du Rhône était en effervescence. L’exploit d’Augustini devenait le sujet de conversation du jour. L’évêque était vexé d’avoir été ignoré par le nonce. Le chancelier bouillonnait de rage devant les machinations d’Augustini. A Brigue, l’enfer s’était déchaîné. Les frères Stockalper employaient tous les moyens pour contrecarrer l’affreuse manipulation. Ce mariage doit être déclaré nul et non avenu! Augustini riait sous cape. Le résultat de l’examen de la dispense montrait sa validité. En dernier recours on questionnait le confesseur de Margaretha. Lorsqu’il confirma que le mariage avait été conclu dans les règles, le dossier fut officiellement clos, au grand dam des Stockalper. Ferdinand fut convoqué à Brigue pour régulariser la dot.
Augustini triompha: «J’ai battu les Stockalper à plate couture!» Et plus tard, à un collègue romand «La vengeance est un plat qui se mange froid!»

La liaison entre Ferdinand et Margaretha n’était pas née sous une bonne étoile. L’amour qui présageait le survol de tous les obstacles dans un élan juvénile ne tenait pas ses promesses. Dans les dix années suivantes, Ferdinand réussit à joindre l’état de noblesse des Habsbourg et à devenir un des hommes les plus riches du Valais. Le mariage avec la fille Stockalper lui avait procuré la base financière pour se lancer. Puis l’héritage du grand-oncle de Vienne, le baron Johann Julier von Badenthal-von Werra, lui avait apporté une richesse énorme. Son amour pour Margaretha s’éteignît complètement quand il comprit qu’elle ne pouvait pas lui donner un fils. Il la bannit au couvent cistercien des Bernardines à Collombey-Muraz. Dans le but de sauver le nom de famille et de maintenir le titre de baron il obtint, à nouveau par une dispense apostolique de Lucerne, le mariage de sa fille cadette Rosalie avec un cousin au quatrième degré. Ce couple et leurs descendants continuèrent la lignée jusqu’à nos jours.

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